Dominic Barton, nouveau président du conseil d’administration du géant minier mondial Rio Tinto, ancien associé directeur chez McKinsey et (plus récemment) ancien ambassadeur du Canada en Chine, s’est entretenu avec Timothy M. Egan, président et chef de la direction de l’Association canadienne du gaz (ACG), pour discuter des possibilités pour le Canada qu’offre le gaz naturel liquéfié (GNL) en Chine et sur le marché asiatique en général. Un entretien plus approfondi a été réalisée dans le cadre de la conférence canadienne de dialogues sur le gaz de l’ACG, qui s’est tenue à Calgary le 30 mars dernier. Le présent article est fondé sur cet entretien.

Timothy M. Egan (TME) : M. Barton, vous avez communiqué avec l’ACG il y a quelques mois à la suite de votre réunion avec Beijing Gas au sujet des possibilités que recèle le GNL canadien. Pouvez-vous nous raconter ce qui s’est passé?

Dominic Barton (DB) : Comme vous le savez, nous nous sommes penchés sur un grand nombre de dossiers lorsque j’étais ambassadeur, y compris celui des deux Michaels et de la question plus large des droits de la personne, mais le commerce et l’investissement sont toujours demeurés une priorité. Nous cherchions des secteurs d’entente où la relation Canada-Chine pourrait être mutuellement profitable pour les deux pays. L’énergie était considérée comme un secteur clé, particulièrement pour ce qui est du GNL. Celui-ci se situe d’ailleurs au coeur du plan de transition énergétique de la Chine, qui cherche à délaisser le charbon. Comme le Canada n’avait pas fait partie des conversations sur le GNL, Li Yalan, présidente de Beijing Gas, a voulu en discuter les raisons. Elle a expliqué que la Chine cherchait des fournisseurs fiables capables de livrer la marchandise à grande échelle et qu’elle pensait que le Canada répondait à ces critères.

TME : Avez-vous été surpris du fait que Li Yalan communique avec vous?

DM : Honnêtement, je l’ai été. La relation était hasardeuse à l’époque. C’est pourquoi son approche proactive m’a surpris. Or, il faut savoir que les Chinois cherchent toujours à diversifier leurs sources d’approvisionnement. Comme je l’ai mentionné précédemment, ils veulent délaisser le charbon pour atteindre leurs objectifs climatiques, tout en répondant à leurs besoins énergétiques. Ils veulent cependant disposer de différents fournisseurs pour répondre à tous leurs besoins énergétiques, ce qui comprend le GNL. La Chine a récemment signé un gros contrat avec la Russie, dont nous pouvons discuter, mais elle ne veut pas être uniquement dépendante de ce pays. J’ai demandé : « Et si le Canada pouvait répondre à 15 % des besoins de la Chine en GNL? », juste pour lancer un chiffre. Madame Li m’a répondu : « ce n’est pas à nous de décider, mais au Canada de démontrer ce qu’il peut nous fournir ». J’ai l’impression que la Chine respecte beaucoup le Canada, mais se demande si elle peut compter sur nous pour répondre aux besoins des marchés.

TME : Vous avez travaillé dans toute l’Asie au cours de votre carrière. Pensez-vous que cet intérêt de la Chine pour le GNL canadien se manifeste dans toute cette région du globe?

DM : Je le pense. N’oubliez pas que c’est la région qui connaît la croissance la plus rapide au monde. D’ici 2030, les deux tiers de la classe moyenne mondiale se trouveront en Asie. Pensez à la portée et à l’ampleur des besoins en énergie de cette population dans tant de pays (Malaisie, Indonésie, Inde, etc.) pour les secteurs industriel, résidentiel, du transport, etc. La demande sera extraordinaire. De plus, cette région veut passer à une utilisation accrue du gaz naturel.

TME : Li Yalan, de Beijing Gas, est la nouvelle présidente de l’Union internationale de l’industrie du gaz, soit l’association mondiale de cette industrie. Elle connaît bien cette industrie et sait que nous parlons depuis longtemps de la popularité du GNL au Canada, mais que nous avons peu fait nos preuves à ce sujet. Pouvez-vous commenter la façon dont les marchés chinois et asiatiques, en général, réagissent à cette réalité?

DB : Encore une fois, j’ai le sentiment qu’on voue généralement un grand respect au Canada pour sa qualité de vie, sa richesse en ressources que nous avons si bien gérée, et nos autres atouts. Toutefois, on a manifestement l’impression que nous ne pouvons pas bâtir des choses. Nous avons tenu une série d’événements sur la Canada à l’ambassade ainsi que sur le potentiel de notre pays de construire des relations commerciales, mais je me souviens que les gens secouaient simplement la tête devant les défis que nous semblons avoir. D’ailleurs, à une occasion, un participant s’est emporté et a demandé : « pourquoi ne pouvez-vous pas bâtir des choses? ». Nos explications reposaient sur les défis politiques, juridictionnels et environnementaux, mais les gens répliquaient en disant « comment cela peut-il être si compliqué? Cela se fait ailleurs ». Ils faisaient alors remarquer que si nous ne pouvions pas répondre à leurs besoins, ils iraient ailleurs, car ils étaient déterminés à répondre aux besoins énergétiques de leur population.

TME : Quelle réponse avez-vous obtenue lorsque vous avez fait part de votre frustration aux gens d’Ottawa?

DB : Je pense que les gens à Ottawa ont été un peu surpris de l’intérêt manifesté par la Chine. Ce sur quoi je me concentrais, c’était de faire savoir que nos exportations pouvaient servir à réaliser le genre de transition énergétique qui donnerait des résultats concrets et rapides pour des pays comme la Chine. Les gens d’Ottawa n’ont pas rejeté mon argument, mais comme je l’ai dit, le degré d’intérêt des Chinois a été plutôt une surprise pour eux.

TME : Pensez-vous qu’Ottawa s’est mis dans le pétrin en prenant autant de temps pour réaliser ces projets, et sommes-nous en train de rater une occasion?

DB : Je pense que l’occasion demeure énorme pour le Canada. L’invasion de l’Ukraine par la Russie ne fait qu’amplifier la proposition de valeur du Canada et de l’obtention de ressources canadiennes. Le monde veut des ressources plus propres provenant de fournisseurs fiables, et le Canada devrait être en mesure de livrer la marchandise. Nous ne devons pas doubler mais tripler nos efforts en matière de capacité d’approvisionnement en ressources. Parfois, je pense que nous sommes victimes du mode de pensée du personnage de « Dudley do-right », où nous exigeons des niveaux de performance irréalistes — alors que les niveaux que nous atteignons déjà dépassent ceux de la plupart de nos concurrents. Cela nous empêche de tirer partie de débouchés commerciaux; et les autres pays sont perdants parce qu’ils ne peuvent pas profiter des produits canadiens.

« Le monde veut des ressources plus propres provenant de fournisseurs fiables, et le Canada devrait être en mesure de livrer la marchandise ».
– ancien ambassadeur du Canada en Chine

TME : Vous avez fait référence à l’attaque russe contre l’Ukraine. Cela a changé le paysage géopolitique de l’énergie. Vous avez noté plus tôt que la veille de l’attaque, la Chine et la Russie avaient signé un accord majeur portant sur le GNL. Malgré l’intérêt de la Chine pour la diversité, cela ne pourrait-il pas être le signe d’un accord exclusif à l’avenir?

DB : Je ne le pense pas. Oui, la Chine et la Russie ont négocié un important contrat portant sur le GNL, et les objectifs de ces deux pays sont alignés de diverses manières à l’heure actuelle. Toutefois, ce nouvel alignement ne doit pas faire oublier qu’historiquement, il n’en est pas toujours été ainsi et qu’il existe des tensions sous-jacentes importantes entre la Russie et la Chine. Je doute que l’une ou l’autre partie veuille trop s’allier à l’autre. Je ne prévois donc pas d’accord exclusif d’approvisionnement en énergie de ce côté.

TME : Dans votre nouveau rôle chez Rio Tinto, l’Australie occupera une place importante. L’Australie est un autre pays riche en ressources comme le Canada et semble avoir bien compris les choses jusqu’à présent en matière de GNL. Que pensez-vous que nous puissions apprendre d’eux?

DB : Je ne prétends pas être un expert en la matière, mais à un haut niveau, ce que j’ai observé, c’est que des plans ambitieux ont été définis très tôt, et qu’ensuite, des efforts ont été déployés pour montrer l’ampleur des avantages, puis pour communiquer ces avantages. En Australie, les défis sont à peu près les mêmes qu’au Canada, mais il me semble qu’on s’est efforcé de ne pas penser à « découper la tarte tout de suite, mais plutôt de réfléchir d’abord à la taille de la tarte ». On a l’impression qu’il y a eu une volonté de coopération entre le gouvernement, l’industrie et la communauté autochtone et que l’on a reconnu que c’était très important pour l’avenir de l’Australie, et qu’il était préférable de trouver une solution.

TME : Dernière question. Les enjeux énergétiques sont au coeur de la géopolitique actuelle. Que devrait faire le Canada pour aider ses alliés?

DB : Le Canada devrait être extrêmement important en cette période très difficile. Le monde a besoin de plus d’énergie de la part de partenaires fiables, et nous pouvons et devons intensifier nos efforts pour répondre à ces besoins. Nous devons trouver un levier pour dynamiser ce que nous fournissons. Nos ressources énergétiques peuvent répondre aux préoccupations géopolitiques, aux besoins de croissance mondiale et aux pressions inflationnistes dans le monde (qui m’inquiètent beaucoup). Nos ressources propres peuvent contribuer à la transition mondiale vers des énergies plus écologiques, et nous devrions saisir cette occasion. Il ne s’agit pas de profiter d’une situation horrible, mais d’améliorer les choses pour les gens en leur donnant accès à l’énergie dont ils ont besoin.