En septembre, Enbridge a annoncé l’acquisition de trois entreprises américaines de services publics pour un montant de 14 milliards de dollars américains, ce qui a permis à la plus grande entreprise énergétique du Canada de devenir également la plus grande entreprise de services publics de gaz d’Amérique du Nord. L’opération est importante non seulement en soi, mais aussi parce qu’elle s’inscrit dans une tendance plus large : les entreprises énergétiques canadiennes qui cherchent des perspectives de croissance les trouvent au sud de la frontière.

Cette tendance n’est pas nouvelle. En 2016, les entreprises canadiennes de services publics ont fait leurs emplettes aux États-Unis. En effet, Fortis a acquis ITC pour une somme de 11,3 milliards de dollars américains; l’entreprise ontarienne Algonquin Power & Utilities Corp. a acquis Empire District Electric Company, basée dans le Missouri, pour 2,4 milliards de dollars américains; et Emera, basée en Nouvelle-Écosse, a acquis l’entreprise floridienne TECO dans le cadre d’une transaction de 10,4 milliards de dollars américains.

Les entreprises de gazoducs étaient également dans le coup, TC Energy ayant acquis cette année-là (2016) Columbia Pipeline Group, un réseau de transmission de gaz, pour 13 milliards de dollars américains.

En 2017, Hydro One a acheté le fournisseur d’électricité américain Avista pour 3,4 milliards de dollars américains, et AltaGas a absorbé WGL Holdings (qui fournit du gaz naturel à la Maison Blanche) pour 4,6 milliards de dollars américains. Plus récemment, TriSummit a acquis les actifs de distribution, de transmission et de stockage de gaz en Alaska de SEMCO Energy pour 800 millions de dollars américains en mars dernier.

En tant que tel, la méga-entente des services publics d’Enbridge peut être considérée moins comme un signe avant-coureur que comme un aboutissement logique.

Qu’est-ce qui se cache derrière cet appétit canadien pour les services publics et les gazoducs américains? D’une part, il s’agit d’une réaction aux limites inhérentes imposées au secteur canadien des services publics, qui est fortement réglementé et souvent aux provinces. Ajoutez à cela le torrent de politiques climatiques d’Ottawa visant à réduire la croissance du pétrole et du gaz naturel canadiens, et vous constaterez vous aussi que les pâturages sont plus verts ailleurs.

Cela témoigne également de la confiance des principaux acteurs de l’industrie dans les perspectives à long terme du gaz naturel. À preuve, l’accord avec Dominion fait passer les bénéfices d’Enbridge d’une répartition 60-40 à près de 50-50 entre le pétrole brut / les liquides et le gaz naturel / les énergies renouvelables. Enbridge, comme de nombreuses entreprises du secteur de l’énergie, mise sur le fait que le gaz naturel sera un combustible qui servira à la transition énergétique, plutôt qu’une source d’énergie progressivement abandonnée. Et quel que soit le mélange de combustibles que nous utiliserons à l’avenir (gaz naturel, gaz naturel renouvelable, hydrogène ou autre), il nécessitera des gazoducs et un réseau de distribution.

Deux phénomènes méritent d’être soulignés. Le premier est que les États-Unis sont considérés comme un territoire de croissance, ce qui n’est pas le cas du Canada. Nos plus grandes entreprises énergétiques se développent vers le sud, mais l’inverse n’est pas vrai. Enbridge et TC Energy ouvrent la voie, mais Cenovus, Cameco, Hydro-Québec et d’autres font de même, en plus de la longue liste d’entreprises de services publics mentionnée ci-dessus.

Il ne s’agit pas d’une simple anecdote. Selon le département d’État américain, les investissements directs étrangers du Canada aux États-Unis (528 milliards de dollars américains) étaient environ 26 % plus élevés que les investissements directs étrangers au Canada (406 milliards de dollars américains) en 2022.1 Cette situation s’inscrit dans une tendance plus large qui s’aggrave depuis 2014. Cette année-là, les investissements canadiens à l’étranger n’étaient supérieurs que d’environ 100 milliards de dollars canadiens aux investissements étrangers au Canada. En 2022, le déséquilibre s’était creusé pour atteindre la somme colossale de 725 milliards de dollars canadiens.2 Les entreprises canadiennes créent de la richesse; elles en génèrent simplement une plus petite proportion chez elles.

« Cela témoigne également de la confiance des principaux acteurs de l’industrie dans les perspectives à long terme du gaz naturel » [traduction].

Deuxièmement, les marchés de l’énergie canadien et américain sont très interdépendants et le sont de plus en plus. En fait, en 2022, les échanges d’énergie entre nos deux pays ont atteint un niveau record de 190 milliards de dollars américains, soit près du triple de ce qu’ils étaient au plus fort de la pandémie de la COVID-19, et ils ont surpassés le dernier record de 178 milliards de dollars américains atteint en 2008. Qu’il s’agisse de gazoducs, de pipelines de liquides, de raffineries ou de réseaux électriques, nous disposons fondamentalement d’un système énergétique nord-américain unique.

À ce titre, nous devrions élaborer et coordonner beaucoup plus étroitement les politiques énergétiques et climatiques. Il est inefficace, pour ne pas dire pénible pour le secteur de l’énergie, que le Canada et les États-Unis — et bon nombre de provinces et d’États — proposent des normes, des cibles et des réglementations substantiellement différentes. L’énergie est un domaine qui nécessite une collaboration et un alignement politiques plus étroits entre nos deux nations afin de parvenir à un approvisionnement durable, fiable et abordable.

Ce besoin se manifeste par une présence canadienne croissante dans la capitale américaine. Depuis un an environ, TC Energy a mis en place une équipe politique à Washington, et Cenovus et le Conseil canadien des affaires y ont ouvert des bureaux (tout comme mon propre groupe de réflexion, l’Institut Macdonald-Laurier). Comme les supplications adressées à Ottawa tombent dans l’oreille d’un sourd, les entreprises cherchent un accueil ailleurs.

Le secteur canadien de l’énergie mise beaucoup sur le gaz naturel, que ce soit pour la vente au détail, le transport par gazoduc ou les exportations de GNL. Dans la mesure du possible, il mise également sur le Canada. Toutefois, c’est aux États-Unis et dans d’autres marchés que la croissance est au rendez-vous.

Nous devrions tous nous réjouir de la réussite des entreprises canadiennes à l’étranger. Cependant, nous devrions créer un environnement politique et commercial qui leur permette de se développer également dans notre propre pays.

Heather Exner Pirot est directrice de l’énergie, des ressources naturelles et de l’environnement à l’Institut Macdonald-Laurier.


1 “2023 Investment Climate Statements: Canada” (2023), en ligne : U.S. Department of State <www.state.gov/reports/2023-investment-climate-statements/canada>.
2 “Bilan net des investissements directs étrangers du Canada” (dernière mise à jour le 28 avril 2023), en ligne : Statistique Canada <www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/230428/cg-b001-fra.htm>.