Damjan Krnjević Mišković, ancien haut fonctionnaire de l’ONU et de la Serbie, est professeur de pratique à l’université ADA d’Azerbaïdjan, où il occupe également le poste de directeur de la recherche, de l’analyse et des publications à  l’Institut pour le développement et la diplomatie– le « think-tank » de l’université ADA.

Parlez-moi un peu de votre expérience des COP [Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques]. Quels sont les résultats que vous avez obtenus jusqu’à présent?

J’ai commencé à travailler à l’ONU en tant que conseiller spécial principal auprès du président de l’Assemblée générale en août 2012. Je me souviens du discours d’adieu de mon patron un peu plus d’un an plus tard. Il a parlé du manque de compréhension de l’énormité de la tâche qui nous attend – des Objectifs de développement durable (ODD) – dont, effectivement, aucun pays n’est en passe de remplir à l’échéance de 2030. L’action climatique est l’un des 17 objectifs convenus. Il l’a décrite comme « l’entreprise la plus difficile de l’histoire multilatérale ». Et quand on y pense, c’est bien vrai : les pays du monde n’ont jamais essayé de faire quelque chose d’aussi ambitieux dans l’histoire de l’humanité. C’est sans précédent. Et, franchement, c’est tout simplement idéaliste.

Damjan Krnjević Mišković, professeur de pratique à l’université ADA d’Azerbaïdjan

C’est aussi ce que je retiens du processus de la COP : il fait partie de l’entreprise la plus complexe que nous ayons jamais tenté de mener à bien en tant que communauté internationale, en termes de portée, d’ambition, etc. Et la trajectoire n’a pas été linéaire. Dieu seul sait si ces déclarations souvent performatives, déclaratoires et quelque peu contraignantes qui font toutes partie du processus de la COP contribueront à changer suffisamment les choses – si les États souverains du monde atteindront les objectifs que leurs dirigeants de l’époque avaient fixés pour eux-mêmes, pour leurs pays, pour les générations à venir. Pour moi, le critère de réussite doit être compris comme le fait de se rapprocher des objectifs de la COP. Il s’agit d’être dans ces eaux-là.

Ce n’est pas en mesurant le succès ou l’échec à l’aune de la stricte réalisation de ces objectifs incroyablement ambitieux, incroyablement complexes et ridiculement coûteux que l’on peut juger le processus.

Qu’attendez-vous de la COP29? Sur quoi les négociations vont-elles porter?

Non seulement parce que l’aiguille n’a pas bougé sur cette question lors de la COP28, mais aussi parce que les accords précédents de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) stipulent tous que les termes du nouvel objectif collectif quantifié (NOCQ) en matière de financement de la lutte contre les changements climatiques doivent être définis « avant 2025 ». Cela doit donc se faire à Bakou, en Azerbaïdjan, en novembre 2024.

Pour simplifier un peu, les négociations sur le financement de la lutte contre les changements climatiques s’articulent autour de quatre éléments fondamentaux :

Le montant – Le NOCQ se situera entre 100 et 1 000 milliards de dollars par an – une étude d’il y a quelques années, dont l’auteur principal était Lord Nicholas Stern, évaluait le chiffre à environ 2 000 milliards de dollars par an, rien que pour le monde en développement, sans compter la Chine. Le plancher est de 100 milliards de dollars, ce qui est loin d’être suffisant pour que le monde en développement – la majorité des États souverains de la planète – puisse s’éloigner d’une économie basée sur les hydrocarbures. Par conséquent, si l’on ne met pas beaucoup plus d’argent dans le coffre – l’équipe azerbaïdjanaise utilise l’expression « déterminer comment construire le système énergétique du futur tout en garantissant une transition énergétique juste et ordonnée » [traduction] –, l’intégrité structurelle de l’ensemble de l’édifice de la COP pourrait très bien être remise en question.

L’échéancier – Tous ces nouveaux fonds que les pays développés sont réticents à envoyer aux pays en développement commenceront-ils à être dépensés en 2025 ou en 2030? Est-ce que ce montant supplémentaire est engagé pour cinq ans, puis qu’il en faudra davantage en 2030? Ces questions et d’autres doivent être déterminées.

La qualité et la structure – Comment la distribution de l’argent frais est-elle mise en oeuvre? S’agit-il de prêts, de subventions ou d’une combinaison des deux? Comment les institutions financières internationales (IFI), les philanthropes et les investisseurs privés y contribueront-ils? Quel est le mécanisme d’établissement de rapports? Quelle est la conditionnalité, et celle-ci sera-t-elle acceptable? Tout cela relève de la réforme de l’architecture du financement de la lutte contre les changements climatiques – vous savez, comment débloquer les fonds pour la lutte contre les changements climatiques afin que cela soit plus abordable et plus accessible. Et je pense que la question de savoir quelle part de financement doit être allouée à l’adaptation aux changements climatiques par rapport à l’atténuation des changements climatiques fait partie intégrante de cette réforme. Les pays en développement ont tendance à vouloir davantage de fonds pour l’adaptation, alors qu’ils n’en dépensent actuellement qu’entre environ 1 % et moins de 20 %  – ça dépend de la manière dont l’adaptation est catégorisée dans les différentes méthodologies.

Une nouvelle base de donateurs – Il s’agit d’un euphémisme pour désigner, entre autres, la Chine. N’oubliez pas que la base de référence de toutes ces négociations est 1990. La position de la Chine était alors très différente. Elle n’est plus un pays en développement, selon le point de vue occidental. L’Occident affirme donc que les Chinois doivent contribuer aux fonds du NOCQ. La Chine n’est pas d’accord, estimant qu’elle ne devrait pas avoir à supporter le fardeau de la pollution héritée du passé. Alors, qui paie, combien, sous quelles conditions, avec quelle transparence, etc. Mais en fin de compte, tout se résume à ceci : qui transfère la richesse à qui?

Ainsi, lors de la COP29 à Bakou, la question fondamentale du financement de la lutte contre les changements climatiques dominera, mais il y aura d’autres questions : la dégradation des terres, la sécurité alimentaire, l’agriculture, etc. L’Azerbaïdjan, puis le Brésil [le pays qui assumera la présidence de la COP30], ont clairement indiqué qu’ils avaient l’intention de réduire le nombre d’initiatives et de résultats potentiels à un nombre plus raisonnable. Dans le cas de l’Azerbaïdjan, il semble qu’il s’agira d’une douzaine d’initiatives, afin que l’attention mondiale puisse se concentrer sur les questions les plus importantes. Lors de la COP28, il s’agissait de 27 questions, ce qui a permis à de nombreux groupes d’intérêts de se déclarer vainqueurs. Mais je pense que l’Azerbaïdjan considère qu’une attention plus concentrée est nécessaire.

Les participants seront également moins nombreux. La COP28 à Dubaï a rassemblé environ 100 000 personnes. C’était trop. En Azerbaïdjan, il y aura des dizaines de milliers de participants en moins, non seulement en raison de contraintes logistiques objectives telles que le nombre de chambres d’hôtel disponibles, mais aussi pour des raisons conceptuelles. Il est plus difficile de concentrer l’esprit des véritables décideurs – les représentants des États – lorsqu’il y a trop d’intérêts particuliers en jeu. Trop d’inclusivité peut être une distraction; elle peut être contre-productive. Et le nombre de participants à la COP30, qui se tiendra dans la petite ville brésilienne de Belém, sera encore plus réduit.

Quel est le rôle du gaz naturel, à la COP et dans la transition énergétique? Le voyez-vous comme un combustible de transition?

Lors de la CERAWeek [conférence sur l’énergie organisée à Houston] cette année, l’un des participants a dit quelque chose comme « nous sommes tous des pays pétroliers et gaziers. Certains produisent, d’autres consomment, mais personne ne fait ni l’un ni l’autre » [traduction]. Changer ça, arriver à ne plus utiliser de combustibles fossiles, c’est de l’ordre du fantasme.

Le rôle du gaz naturel a divisé les pays riches et les pays pauvres, ces derniers se concentrant évidemment sur la fourniture d’une énergie abordable et fiable. Vous avez besoin de beaucoup d’énergie fiable et abordable pour parvenir au développement. Mais ce n’est pas aussi simple que d’opposer les riches et les pauvres sur cette question. Certains des pays les plus riches du monde sont de très gros producteurs de gaz. Cela soulève également la question de la sécurité énergétique, et il est évident que les responsables de la politique climatique et de la politique étrangère dans les différents pays ne se parlent pas suffisamment.

La déclaration de la COP28 parlait de « délaisser progressivement » les combustibles fossiles plutôt que de les éliminer complètement. C’était délibéré – la formulation plus radicale a été rejetée. C’est donc dans ce contexte qu’il convient de se demander si le gaz naturel est simplement ou exclusivement un combustible de transition. Je pense que non. Une partie de mon raisonnement revient à la distinction entre l’adaptation et l’atténuation. Si la science, la technologie et les politiques indiquent toutes qu’il faut mettre davantage l’accent sur l’adaptation, et si nous pouvons faire du gaz naturel une source d’énergie à faible teneur en carbone ou sans carbone, alors il sera – ou devrait être – une partie intégrante de ce qui s’annonce. Et cela influencera la réponse à la question du combustible provisoire.

« Si nous pouvons faire du gaz naturel une source d’énergie à faible teneur en carbone ou sans carbone, alors il sera – ou devrait être – une partie intégrante de ce qui s’annonce ».

Ce dont nous sommes convaincus, c’est qu’il existe un engagement politique forgé à Paris en 2015 lors de la COP21 pour tenter de limiter le réchauffement climatique à 1,5-2,0 degrés Celsius, et que cela est censé se faire en réduisant les émissions de CO2. La conclusion tirée de l’apparent consensus scientifique qui était censé exister à ce moment-là était que pour parvenir à ce résultat, il fallait éliminer les hydrocarbures.

Mais que se passerait-il si la technologie pouvait faire disparaître ce choix binaire? Et si l’accent mis sur l’innovation vous orientait vers une solution moins coûteuse, plus rapide, plus sûre et plus juste, sans qu’il soit nécessaire de se débarrasser du gaz? Que ferons-nous? Suivons-nous la science, les preuves? Devons nous laisser la science nous guider vers cette possibilité? Certains activistes climatiques deviendraient probablement fous parce qu’ils croient que le soleil et le vent sont des sources d’énergie plus nobles et que le gaz est intrinsèquement mauvais et ne doit pas faire partie du bouquet énergétique de l’avenir.

Mais il faut être réaliste : pourquoi ne pas rester ouvert à la possibilité que le gaz puisse être une source d’énergie de base pour de nombreuses années à venir? Nous savons que le gaz naturel est de plus en plus utilisé pour la production de base parce qu’il est largement disponible, peu coûteux, qu’il peut rapidement atteindre sa pleine capacité de production et qu’il s’agit d’un combustible plus propre.

Et avec un financement et des investissements plus importants dans les technologies adaptatives, le gaz pourrait devenir encore plus propre. Nous ne savons pas quelle sera la solution fiable qui permettra à nos sociétés de demain de fonctionner matériellement aux niveaux opérationnels d’aujourd’hui. Les projections basées sur l’espoir ne semblent pas être l’option la plus prudente. L’autre solution consiste, pour le monde développé, à injecter des sommes d’argent insuffisantes ou fantaisistes dans le problème et, une fois encore, à espérer le meilleur : en gros, payer au monde en développement un montant suffisant dans les dix ou vingt années à venir pour qu’il abandonne complètement les hydrocarbures, en espérant qu’une alternative viable, fiable et bon marché se manifestera d’elle-même.

Je pense que ce n’est tout simplement pas faisable sur le plan politique. Et, en fin de compte, ça signifie que la minorité – les pays développés – ceux qui ont le plus bénéficié des accords actuels, disent à la majorité – au monde en développement : « Nous voulons que vous sacrifiiez votre potentiel de développement au nom de la sauvegarde de la planète ». Ça revient en fait à dire : « Nous ne voulons pas vraiment que vous rattrapiez votre retard. Nous ne voulons pas vous financer suffisamment à nos dépens, même si nous sommes beaucoup plus responsables que vous de la situation actuelle » [traduction]. C’est en substance ce que disait le président de la Guyane dans ce clip de la BBC HARD TALK qui est devenu viral au début du mois d’avril.

Tout ce débat se résume à ceci : soit les pays développés augmentent stratégiquement les montants qu’ils promettent et s’engagent à les verser selon un échéancier convenu aux pays en développement – et n’oubliez pas que cela inclut de nombreux pays producteurs d’hydrocarbures – soit une révision sérieuse de l’échéancier de la carboneutralité doit être mise sur la table, ce qui implique d’avoir une discussion non idéologique sur le transfert d’une grande partie des ressources vers l’adaptation.

C’est comme l’a dit récemment Branko Milanovic, ancien économiste en chef du département de recherche de la Banque mondiale : « Il est logiquement impossible (a) d’avoir une position morale élevée, (b) de ne rien faire face aux responsabilités passées et (c) de prétendre être en faveur de la réduction de la pauvreté dans le monde » [traduction].

Supposons que la COP29 réussisse, au-delà de toute espérance, à mettre en oeuvre un plan de gestion des changements climatiques. Quelles en seraient les conséquences? Qu’est-ce que cela signifierait pour le Canada sur le plan politique et économique?

Préparez-vous à ce qu’Ottawa distribue des milliards aux pays en développement et à ce qu’il augmente les impôts, perde massivement ses revenus pétroliers et gaziers au fil du temps et réduise les paiements de transfert entre les provinces.

Le Canada est un pays développé; c’est un pays du G7. Le Canada devra donc faire partie intégrante de la solution de financement de la lutte contre les changements climatiques, ce qui signifie qu’Ottawa devra jeter un paquet d’argent dans le pot pour mettre en oeuvre ce que les politiciens canadiens ont soutenu de manière rhétorique.

Est-il préférable pour le Canada, en tant qu’État souverain, de conserver ses revenus pétroliers et gaziers et son énergie? Ou vaut-il mieux se sacrifier pour le bien de la planète? Il s’agit évidemment d’une question extrêmement complexe, mais prétendre qu’on ne peut pas la poser – ou prétendre qu’il n’y aura pas de compromis douloureux qui pourraient appauvrir les Canadiens moyens – n’est manifestement pas une façon responsable de diriger un pays.

Face à l’ampleur de la tâche – ces négociations internationales, la transition énergétique, les impacts des changements climatiques – comment gardez-vous l’espoir?

Je suis né en Serbie, les Serbes ont un dicton : « Il y a des optimistes et des pessimistes. Les pessimistes disent : ‘Ça ne peut pas empirer.’ Les optimistes disent : ‘Oh oui, ça peut empirer.’ » [Traduction]

« Le Canada devra donc faire partie intégrante de la solution de financement de la lutte contre les changements climatiques ». [Traduction]
Je pense que ce type de fatalisme peut être véritablement salubre, car il vous ramène à la réalité. Aucun pays ne devrait fonder sa politique sur l’espoir, le rêve et une vision de perfectibilité – de l’instauration du paradis sur terre ou de la fin de l’histoire ou de quoi que ce soit d’autre. Vous devez prendre au sérieux la partie difficile de la gouvernance. Il faut que les politiques soient soutenues et que les trajectoires de recherche et de développement aient des chances réalistes de réussir, ce qui signifie qu’il faut faire beaucoup de choses différentes en même temps. Ne mettez pas tous vos jetons sur un seul numéro de la table de roulette. C’est irresponsable. Ne promettez pas ce que vous ne pouvez pas tenir. Nos parents nous ont enseigné ces leçons de base lorsque nous étions enfants. Certains d’entre nous semblent les oublier en grandissant – ou pensent qu’elles ne s’appliquent pas à l’art de gouverner.

Parfois, dans ce genre de négociations, il n’y a aucun gagnant. Mais il arrive aussi que personne n’ait à perdre. En vous concentrant autant sur l’élimination des hydrocarbures, vous créez des perdants. Mais qui en sort gagnant? Les implications politiques, sociales et économiques évidentes de cette situation ne sont pas suffisamment connues – en particulier au Canada. N’est-il pas logique d’étudier la manière la moins douloureuse d’y parvenir?

J’aimerais croire que le moment viendra où les présomptions idéologiques et inutilement rigides qui éclairent pas mal la réflexion dans le contexte de la COP seront abandonnés au profit d’une approche plus ouverte et plus sensée. Autrement, le processus pourrait se terminer par un échec lamentable, tuer toute confiance qui subsiste dans le multilatéralisme, creuser le fossé entre les nantis et les démunis et faire plus de mal que de bien à la planète. Ce serait le scénario ultime « aucun gagnant ».