Dimitry Anastakis est professeur à la Rotman School et au département d’histoire, ainsi que titulaire de la L.R. Wilson/R.J. Currie Chair in Canadian Business History. [La présente entrevue a été révisée à des fins de concision et de clarté.]
Timothy M. Egan : Au cours des quelques derniers mois, j’ai rencontré 18 ambassadeurs européens, qui m’ont en quelque sorte clairement transmis le message suivant : « Nous avons besoin de plus grandes quantités de votre gaz naturel ». D’une part, nombreux sont ceux qui nous demandent de contrôler les émissions de gaz à effet de serre (GES), émissions qui, selon ce que nous en savons au Canada du moins, augmenteront si le Canada produit plus de gaz naturel liquéfié (GNL); d’autre part, nous disposons d’une occasion unique de contribuer à réduire les émissions à l’échelle mondiale et de favoriser la sécurité énergétique de nos alliés. Quel est votre point de vue sur un secteur comme le vôtre pour le moment, compte tenu de votre perspective historique sur la manière dont les entreprises et les secteurs s’adaptent?
Professeur Dimitry Anastakis : Au cours des 150 dernières années, le gaz naturel s’est avéré être une solution de choix pour toutes sortes de problématiques. Et indéniablement, pour beaucoup de gens, il a été une excellente solution. Nous savons maintenant, toutefois, que bien que le gaz naturel soit probablement le meilleur des combustibles fossiles, il existe certains facteurs externes négatifs. Il s’agit d’un enjeu de taille, mais comme c’est le cas d’autres industries et secteurs, il y a une possibilité d’éviter certains des résultats.
Il existe une « dépendance de trajectoire » qui examine comment une industrie ou un secteur évoluera selon les circonstances auxquelles il doit faire face. Nous dépendons pour beaucoup du gaz naturel. Toutefois, cette dépendance fait qu’il est difficile de dévier de la trajectoire. Prenons l’exemple de Thomson Reuters, entreprise qui est passée du média imprimé (journal) et de la radio à une firme numérique. Il s’agit d’une transition sectorielle et corporative qui démontre non seulement de l’agilité, mais également la reconnaissance d’une dépendance de trajectoire à long terme. Nous avons besoin d’énergie, et l’industrie du gaz naturel s’impose assez solidement. Mais cette industrie peut avoir besoin de transposer ailleurs sa dépendance de trajectoire, comme Thomson l’a fait. Les gens ont besoin d’information, et ils ont toujours besoin d’énergie. Les détails à ce sujet, toutefois, peuvent changer. Qu’en est-il de cette transposition de l’état de dépendance pour le gaz naturel? Et comment le faire d’une façon qui ne bouscule pas les Canadiens ni ne chamboule une source d’énergie sécuritaire et ses avantages à long terme?
À mon avis, il faut y voir un projet à long terme pour le secteur, quelque chose qui ne se produira pas aujourd’hui ni demain. Trente-huit pour cent des besoins énergétiques des Canadiens sont comblés par le gaz naturel. On n’y changera rien en un tournemain. Ce projet s’étendra forcément sur des décennies. Il nécessitera également un leadership visionnaire. Je sais que beaucoup de gens disent qu’on doit mettre fin à cette dépendance. Je suis désolé, mais ce n’est pas réaliste compte tenu des circonstances que nous connaissons.
« Trente-huit pour cent des besoins énergétiques des Canadiens sont comblés par le gaz naturel. »
Timothy M. Egan : Certains, comme vous le mentionniez, souhaitent pousser de côté ce secteur. Sont-ils menaçants pour notre parcours? L’industrie devrait-elle y voir une menace?
Professeur Dimitry Anastakis : Les menaces ont davantage trait à la croissance à l’avenir, tel que je le comprends, plutôt qu’aux opérations actuelles. Il s’agit surtout de minimaliser notre empreinte au fil du temps. C’est terrible pour une entreprise de perdre ses possibilités de croissance et plus spécialement d’être réglementée de cette façon. C’est donc un véritable défi qui place l’industrie dans une position difficile. Une véritable différence entre ce qui s’est passé pour Thomson Reuters et ce qui se passe avec l’industrie du gaz naturel est qu’il n’existait pas d’environnement réglementaire qui mettait un terme à l’utilisation du papier journal. C’était un contexte d’innovation qui était axé sur la technologie. L’accent sur la technologie en tant que facteur pour beaucoup de ces dynamiques est d’une importance capitale.
L’industrie du gaz naturel progresse en termes de changements technologiques sur la réduction des émissions, les gaz verts et ce qui peut être fait pour tenir compte des critiques substantielles sur l’empreinte environnementale, laquelle semble être à la source des critiques. Mais là où cela devient une question stratégique, c’est lorsqu’il faut convaincre les gouvernements de permettre une nouvelle croissance. Le fait de la refréner aura des conséquences sociétales plus profondes et de vaste envergure. Dans le cas contraire, il y a une menace réelle.

Timothy M. Egan : L’un des arguments que nous pourrions faire valoir est que de plus en plus d’entreprises publiques, des compagnies pétrolières et gazières d’appartenance nationale, provenant probablement de régimes infâmes, obtiendront davantage de parts du marché ici à mesure que le secteur se contracte au Canada. C’est ce qui se produit au moment même où l’on se parle. Si les entreprises canadiennes ne produisent pas de gaz ni de pétrole, ce qu’elles font en respectant des normes environnementales incroyablement élevées et des exigences de gouvernance on ne peut plus transparentes en raison des marchés ouverts au sein desquels nous évoluons, dans le respect de la règle de droit, en misant grandement sur l’engagement communautaire, eh bien, quelqu’un d’autre le fera. La demande en énergie demeurera à l’échelle mondiale, que nous la produisions ou non. Alors, cela revient à dire : ne devrions-nous pas obtenir notre part du gâteau avant que bien d’autres le fassent? Qu’en pensez-vous?
Professeur Dimitry Anastakis : Il est vrai qu’il existe d’infâmes régimes, pour reprendre votre expression, qui ne verront aucun problème à continuer de faire ce qu’ils font, tandis qu’on s’attend à mieux du Canada. Voilà qui nous ramène à cette éternelle question de savoir comment considérer les émissions mondiales si la Chine se contente de rester les bras croisés… pourquoi ferions-nous quoi que ce soit? Voyez-vous, je ne crois pas que ce raisonnement soit juste. Quelqu’un doit commencer quelque part. Il faudra bien tenir compte, à un moment ou un autre, de l’aspect de la demande. Et je ne sais pas comment cela concorde avec le contexte de votre industrie en ce sens que vous répondez déjà à une demande. Mais l’aspect de réglementation de l’État et l’opinion publique nous amènent ailleurs.
Le gaz naturel est vu comme étant relativement propre, sûr et sécuritaire. C’est là une mince consolation car, j’en conviens, vous devez tenir compte d’un régime de réglementation qui semble plutôt inhospitalier. C’est une question de politique qui touche assurément les réalités sur le terrain que sont la prestation, l’infrastructure, la fiabilité, etc.
Il semble bien que les décisionnaires tentent d’introduire un changement de paradigme. Que cela fonctionne ou pas, le jury reste sur ses acquis. Il doit se produire une transition. Il se peut que vous soyez entièrement en désaccord avec moi sur ce point, mais je vois le gaz naturel comme faisant partie de cette transition, à la manière d’une voiture hybride qui permet de passer d’une technologie à l’autre. Je n’ai aucune idée du temps que cette transition prendra. Je ne sais pas non plus quelles seront les conséquences pour votre industrie si on se met, disons, à planifier en fonction de l’avenir. Le gaz naturel pourrait bien faire partie de notre panier d’énergies pour les quelques centaines d’années à venir, spécialement si la question du méthane peut être minimisée.
