De nombreuses personnes préoccupées par le changement climatique proposent une solution séduisante et en apparence simple : tout électrifier, et produire cette électricité à partir de sources neutres en carbone. Bien que l’électrification neutre en carbone soit théoriquement possible, le présent article vise à démontrer que cette solution en apparence simple ne l’est pas. En réalité, tout électrifier donnerait lieu à une grande instabilité sur le plan du réseau électrique et de la société, et exercerait une pression sur un réseau électrique déjà aux prises avec de nombreuses difficultés. Il convient de noter qu’aujourd’hui, au Canada, seulement 20 % de nos besoins en énergie sont comblés par l’électricité et que de ce 20 %, seulement 6 % sont comblés par l’éolien et le solaire, ce qui veut dire qu’au total, 1,2 % des besoins énergétiques du Canada sont actuellement comblés par l’énergie éolienne et solaire. À titre de solution à cette approche visant à tout électrifier, ce qui suit se veut une solution de rechange pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) qui proviennent des carburants gazeux.
La tendance vers l’électrification est intimement liée avec la durabilité qui tend à réduire les émissions de GES conformément aux objectifs nationaux du Canada et aux engagements internationaux. Cependant, le secteur de l’électricité repose sur trois grands piliers que sont la fiabilité, l’accessibilité et la durabilité. Plus de cent ans d’expérience dans le domaine de l’électricité nous démontrent encore et encore que si nous nous concentrons trop sur un de ces piliers au détriment des autres, le système risque de s’effondrer.
Nous avons pu le constater de multiples façons par le passé et nous continuerons sans aucun doute à en être témoins :
La fiabilité à tout prix : Même si le secteur de l’électricité est très fiable, il est toujours vulnérable aux événements météorologiques extrêmes. L’une des préoccupations au sujet du changement climatique est que la fréquence et l’intensité de ces événements météorologiques extrêmes s’amplifieront, menaçant le parcours exemplaire du secteur en matière de fiabilité. Des arrêts de service en Californie en raison de la menace des feux incontrôlés, les pannes provoquées par d’abondantes tempêtes de neige au Manitoba et l’ouragan Dorian en Nouvelle-Écosse sont trois exemples récents. Si le secteur de l’électricité aspire au maintien de la fiabilité face à ces types d’événements météorologiques extrêmes, par exemple en enterrant les lignes de distribution aériennes, on assistera alors à une hausse importante des coûts qui aura une incidence appréciable sur l’accessibilité.
Des coûts abordables sont essentiels : En tant qu’entrant fondamental de l’économie et élément essentiel pour tous les clients, le coût abordable de l’électricité représente le fondement d’une société moderne. Cependant, la poursuite extrême de l’accessibilité a des conséquences. Garder les coûts des clients aussi bas que possible entraîne un sous-investissement en infrastructure qui menacerait la fiabilité, et opter pour de faibles coûts de production inciterait à choisir de l’équipement à faible densité de capital et inefficace, avec des répercussions ultérieures négatives sur les objectifs en matière de durabilité.
La durabilité : une question impérative : Le Canada jouit de ressources hydroélectriques qui sont parmi les meilleures au monde. Ainsi, notre réseau électrique est d’abord à faible empreinte carbone. Cependant, à l›augmentation de la part des énergies de remplacement s’ajoutent des défis qui sont en grande partie attribuables à la variabilité de l’énergie solaire et éolienne. Bien que les coûts de fonctionnement de ces installations soient très faibles lorsqu’elles sont en marche, augmenter la part de leur capacité occasionne des menaces à l’égard de la fiabilité sans systèmes de secours cruciaux, et donne lieu à une augmentation des coûts en matière d’infrastructure, d’intégration des services publics et de systèmes auxiliaires/de stockage qui peuvent intervenir au besoin.
Cela ne veut pas dire que la durabilité n’est pas un objectif valable. Au contraire, la durabilité est aussi nécessaire que tous les autres piliers du réseau électrique. Ce qui est important est que l’on ne doit pas accorder plus d’attention à l’un ou à l’autre des piliers au point où le système devient instable. Il existe des circonstances où il a fallu mettre l’accent sur la durabilité afin de rééquilibrer le système, même si cela avait une incidence sur l’accessibilité. Par exemple, l’élimination graduelle du charbon en Ontario constituait un objectif stratégique convenu par tous les grands partis politiques au cours de la campagne électorale de 2002. À titre de contre-exemples, notons la Loi sur l’énergie verte de l’Ontario qui est sans doute allée trop loin et a, en partie, suscité une opposition populiste contre les énergies de remplacement, particulièrement dans les collectivités rurales, dont nous ressentons encore les effets 10 ans après son instauration.
Ces exemples sont très révélateurs et ne devraient pas être traités comme étant différents de ce qui se passe actuellement. Il existe un prix politique qui vient avec le fait de pousser l’accessibilité trop loin, trop vite. Il est relativement facile pour les municipalités de déclarer une urgence climatique. Il est plus difficile pour les gouvernements de rester au pouvoir après de constantes hausses des factures énergétiques, année après année. Pour certains, la hausse des factures énergétiques est un désagrément qui a une incidence sur leur revenu disponible et sur ce qu’ils dépensent pour des articles récréatifs ou de luxe. Mais pour la plupart des personnes dont le revenu se situe près ou sous le revenu médian, les factures énergétiques représentent un lourd fardeau. Le spectre de factures énergétiques sans cesse croissantes est terrifiant pour de nombreuses familles qui ont de la difficulté à joindre les deux bouts. Pour une société progressive comme le Canada, il est important de savoir que des hausses des factures énergétiques représentent un type d’impôt régressif. Ainsi, puisque l’électricité est une nécessité, les personnes qui font moins doivent consacrer un bon pourcentage de leur revenu à l’énergie. Cela est particulièrement vrai dans les cas où les offices de l’énergie ont augmenté la proportion des frais fixes des factures, faisant en sorte que les clients ne payent plus ce qu’ils utilisent. La hausse des factures énergétiques ne fait qu’augmenter l’inégalité de la richesse, allant à l’encontre des idéaux des mouvements de justice sociale et climatique.
Tout électrifier vient avec des risques, particulièrement pour ce qui est de la fiabilité, puisqu’il ne faut pas être un spécialiste de l’énergie pour savoir, comme le dit le vieil adage, qu’il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Cependant, l’électrification de certaines choses est des plus logiques. L’électrification du transport léger a beaucoup de bon sens sur le plan de l’efficacité. Un moteur à combustion interne brûle littéralement l’essence dans des explosions contrôlées, transférant près de 15 % de l›énergie dans le carburant pour faire tourner les roues, perdant ainsi de ce qui était auparavant de l’énergie utile en tant que chaleur perdue par le tuyau d’échappement du véhicule. En revanche, les moteurs électriques n’utilisent aucune combustion, et sont extrêmement efficaces à transférer l›électricité emmagasinée en mouvement mécanique, avec des efficacités supérieures à 90 %. En plus des coûts d’entretien inférieurs, les véhicules électriques légers sont beaucoup moins dispendieux à faire rouler. À mesure que le prix des batteries continue de descendre, le supplément au coût d’investissement rétrécira. Et les voitures électriques offrent une proposition de valeur intéressante pour ce qui est de la durabilité et l’accessibilité.
« Tout électrifier vient avec des risques, particulièrement pour ce qui est de la fiabilité, puisqu’il ne faut pas être un spécialiste de l’énergie pour savoir, comme le dit le vieil adage, qu’il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. »
L’objectif, cependant, n’est pas de défendre les véhicules électriques, mais plutôt de montrer que l’électrification du transport des passagers est logique pour ce qui est des trois piliers du réseau d’électricité. Il existe des exemples aussi où l’électrification du chauffage est logique. Ainsi, dans les communautés qui dépendent du mazout, et où la distribution du gaz naturel n’est pas possible, les clients pourraient choisir d’utiliser l’énergie géothermique ou des thermopompes à air. Il s’agit là d’une option hautement capitalistique mais beaucoup mieux sur le plan de la durabilité, non seulement en raison de plus faibles émissions des GES mais également d’une plus faible contamination de la nappe phréatique. Résultat : diminution des coûts d’exploitation pour les clients. Un point pour la durabilité, la fiabilité et l’accessibilité. Et un point compté par les clients!
Mais l’électrification de tous les modes de chauffage ne fait pas de sens. Même dans des provinces hydroélectriques comme la Colombie-Britannique, le Manitoba et le Québec, le coût du chauffage électrique est plus de deux fois celui du chauffage au gaz naturel. Dans les provinces non hydroélectriques comme l’Ontario, la différence augmente, à savoir plus de quatre fois plus coûteux. La commutation en masse vers le chauffage au gaz naturel à des plinthes électriques, ou même des thermopompes, aurait une incidence importante sur l’accessibilité des clients. La différence ici est qu’en comparaison avec l’électrification du transport, les clients du gaz naturel ne sont pas ceux qui encouragent l’électrification des systèmes de chauffage.
En tant que société, nous avons peu de ressources pour régler les problèmes. Le changement climatique est un défi important et significatif qui exige que l’on passe à l’action, mais que l’on réfléchit afin de trouver une approche stratégique étant donné nos ressources limitées. Le réseau électrique subit actuellement une transformation importante, principalement incitée par des préoccupations climatiques et la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Elle est également inspirée par les nouvelles technologies et les attentes des clients sans cesse changeantes. Par ailleurs, le secteur de l’électricité a de la difficulté à relever ce défi. L’augmentation des ressources énergétiques distribuées, particulièrement le stockage solaire et dans des batteries (y compris les véhicules électriques) déstabilise les systèmes électriques où ils sont mis en place en grand nombre. L’Ontario et l’Alberta ont toutes deux établi des examens réglementaires et observent d’autres administrations pour prendre exemple de la façon d’aborder les enjeux en raison de la hausse de la production décentralisée d’énergie en jeu. Le Royaume-Uni, la Californie, New York et ailleurs sont également aux prises avec cet enjeu. De s’attendre à ce que le secteur de l’électricité gère un réseau de plus en plus axé sur le client et ce qu’il assure la marche d’un système électrique qui double ou triple sa taille pour fournir des services de transport et de chauffage n’est pas une option réaliste.
Par conséquent, si nous acceptons qu’il faille faire plus pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, et que de tout électrifier n’est pas la bonne approche, quelle est l’option de rechange pour le secteur de l’énergie du Canada?
En premier lieu, il existe encore de nombreux gains à obtenir des programmes de conservation et d’efficacité, tant pour l’électricité que pour le gaz naturel, et ces derniers devraient être activement poursuivis, puisqu’aucune orientation stratégique n’avantage véritablement le système du point de vue de la durabilité, de la fiabilité et de l’accessibilité comme le fait l’efficacité énergétique.
En deuxième lieu, l’électrification de certaines choses lorsque c’est logique. L’électrification du transport des passagers est sensée mais cela ne vient pas sans difficulté. L’électrification au sein du secteur du chauffage est également sensée, particulièrement dans les domaines où le coût du carburant est relativement élevé, ou autrement se rattache à d’autres problèmes indésirables d’accessibilité et de fiabilité.
En troisième lieu, examiner des approches classiques pour réduire l’empreinte des GES du secteur du gaz naturel. Il faudrait procéder ainsi dans une large mesure par l’instauration d’activités de conservation, mais également par l’utilisation de systèmes efficaces de production combinée électricité-chaleur pour l’industrie et des bâtiments, et en mettant en place des réseaux thermiques dans des communautés urbaines qui peuvent capturer des sources de chaleur résiduelle et renouvelable.
En quatrième lieu, investir dans des approches plus classiques pour réduire l’intensité du carbone du système de combustibles gazeux. Introduire du gaz naturel renouvelable tiré de déchets agricoles et alimentaires, ainsi que de l’hydrogène dans le mélange pour réduire le carbone. Enfin, il faudrait envisager des systèmes de capture et de stockage de carbone de prochaine génération comme une façon de réduire les émissions.
Suivre ces étapes permettra non seulement de réduire les émissions de gaz à effet de serre et d›engendrer des actions concrètes pour affronter les enjeux environnementaux, mais également de nous assurer que nous ne procédons pas ainsi aux dépens de la fiabilité et de l’accessibilité. Parce que lorsque nous faisons des compromis à cet égard, tout le système peut s’effondrer, ce qui n’avantage personne!