Aux États-Unis où la participation électorale est rarement aussi élevée qu’au Canada, les politiciens américains déclarent presque toujours que l’élection à venir est la plus importante de tous les temps. Cette année ne fait pas exception alors que les candidats des deux principaux partis tentent de motiver les électeurs à distance en temps de quarantaine due à la maladie à coronavirus 2019 (COVID19). Selon les deux camps, l’élection de 2020 consiste à faire un choix entre le candidat qui se présente à vous et le triomphe du mal incarné. Qui pourrait se réjouir à cette idée?

Toutefois, cette hyperbole d’année d’élection laisse à penser que quelque chose d’important se joue aux États-Unis. La polarisation politique de l’électorat, évidente depuis des décennies, s’est intensifiée. Chaque camp accuse les autres de ne pas respecter les normes et les conventions qui déjà fixaient les limites de la rhétorique ou de la façon de se comporter en public. Les nouvelles règles d’une « culture du bannissement » régissent la place publique en Amérique en ce moment, mais curieusement la violence à des fins politiques n’est pas bannissable, et on en fait même l’éloge dans certains cercles.

En mettant de côté les flammes rugissantes et les braises encore brûlantes du discours politique américain, il est possible de voir le conflit d’un tout autre œil, non entre la droite et la gauche mais entre la génération des baby-boomers qui a dominé la scène politique depuis les années 1960 et les millénariaux qui sont devenus la plus grande génération de l’électorat américain en 2016 lorsque, il est permis de croire, la teneur de la politique des États-Unis a pris un mauvais tournant.

Les baby-boomers et les millénariaux sont des activistes ainsi que des idéalistes. Aujourd’hui aux États-Unis, ils s’entendent pour dire que le statu quo est inacceptable. Par contre, ils ne s’entendent pas, même au sein de chaque cohorte générationnelle, sur la direction du changement qui devrait s’opérer.

Depuis 1992, lorsque Bill Clinton est devenu le premier baby-boomer à être élu président des États-Unis, les électeurs mécontents de l’état actuel des choses ont fait de chaque élection une sorte de référendum, dont le vainqueur promettait d’apporter des changements. Tous les présidents depuis Clinton ont obtenu un deuxième mandat, promettant d’apporter encore plus de changements en vue de rester au pouvoir, ce qui a rendu la pilule encore plus difficile à avaler pour les idéalistes de l’autre camp. Lorsque les Républicains l’emportent, les critiques demandent si le Parti démocrate disparaîtra; lorsque les Démocrates sont réélus, ce sont les Républicains que l’on dit en voie d’extinction.

« Aujourd’hui, aux États-Unis, les [baby-boomers et les millénariaux] s’entendent pour dire que le statu quo est inacceptable ».
La politique aux États-Unis est, en ce sens, bien différente de la politique canadienne. Il est vrai que les tactiques dures et le langage cru, qui sont courants aux États-Unis, sont copiés par des politiciens canadiens. Mais les partis rivalisent pour le milieu de l’électorat. Justin Trudeau et Erin O’Toole peuvent débattre et rivaliser, mais aucun d’eux ne voit l’autre comme le mal incarné.

Autrefois, la politique américaine ressemblait à celle du Canada en fait de ton et de tempérament, et pourrait y revenir sous peu. La raison en est la fatigue pure et simple de la rhétorique et des affronts extrêmes qui imprègnent la vie publique aux États-Unis. Comme au cours de récentes élections, les électeurs veulent du changement – même s’ils ne s’entendent pas sur la direction que doit prendre ce changement, eu égard aux questions administratives spécifiques auxquelles le pays fait face. Pour les Canadiens, l’aspect le plus important des élections de 2020 n’est pas qui gagnera, mais plutôt quelles indications cela donnera-t-il quant à la direction que devraient prendre les changements futurs aux États-Unis?

Au niveau de la présidence, la personne qui remportera la Maison-Blanche sera une figure transitionnelle. Il s’agit presque certainement de la dernière élection pour laquelle les principaux candidats seront des baby-boomers. Si le président Donald Trump est réélu, les débats d’orientation sont susceptibles de se poursuivre au cours des quatre prochaines années de la même manière qu’ils se sont produits depuis 2016, avec des débats sur la légitimité du résultat de l’élection, des marches de protestation et malheureusement, d’autres manifestations violentes dans les rues américaines. Si l’ancien vice-président Joseph Biden l’emporte, son âge avancé et sa santé rendront un deuxième mandat peu probable et il n’est pas clair que les progressistes dynamiques du Parti démocrate seront en mesure de promulguer des lois ou de mettre en œuvre leur programme d’action avec un soutien incertain d’un président centriste et d’un électorat divisé. Dans les deux scénarios, la frustration et les divergences d’opinion virulentes mèneront les Américains et les Canadiens, aussi, à chercher des étoiles montantes parmi les plus jeunes politiciens qui pourraient se présenter en 2024.

Personnellement, j’ai bon espoir que l’élection de 2024 apportera un vent de changement et même de renouveau du centrisme à la politique américaine. Lorsque les engueulades et les menaces s’estompent, il y a un niveau surprenant de consensus public sur les questions administratives qui, comme le soutiennent nos critiques, divisent les États-Unis de façon irréparable. Nous nous opposons au racisme et à la brutalité policière, nous estimons les manifestations et abhorrons les émeutes. Nous souhaitons que la science et la politique publique permettent de maîtriser la pandémie de la COVID-19.

Et sur la scène internationale, des majorités bipartisanes soutiennent le mélange de libéralisation commerciale pour nos secteurs concurrentiels et de protection pour les industries en déclin et les travailleurs, que renferme l’Accord Canada–États-Unis–Mexique. Lorsque les administrations Obama et Trump ont cherché à retirer leurs forces armées de guerres et d’initiatives de reconstruction de nations à l’étranger, peu ont pleuré l’interventionnisme des années Clinton et Bush. La récente approche budgétaire qui combine des réductions d’impôt avec de plus grandes dépenses pourrait démoraliser les adeptes du libre-échange, mais elle est appréciée du Congrès et des électeurs.

Ce qui caractérise chacun des domaines d’entente en matière de politique est le compromis, ce qui va à l’encontre de la rhétorique du « tout-ou-rien » de la droite et de la gauche en fait de politique et d’activisme politique en 2020. Alors que des commentateurs haletants nous laissent entendre qu’une réélection de Trump ou une victoire de Biden entraînerait la fin du monde et déclencherait une apocalypse en termes de politique et que bon nombre de millénariaux estiment que 2020 ne changera rien à rien, regarder au-delà de cette élection vers 2024 permet d’espérer de voir la politique du tout-ou-rien prendre fin et de redécouvrir les compromis qui rendraient la politique américaine plus canadienne. Il nous est permis de l’espérer.

« La politique américaine ressemblait à celle du Canada en fait de ton et de tempérament, et pourrait y revenir sous peu ».

Christopher Sands est le directeur du Woodrow Wilson International Center for Scholars de la Canada Institute et un professeur-chercheur principal à la Paul H. Nitze Shool for Advanced International Studies de l’Université Johns Hopkins, les deux établis à Washington D.C.