Paul Cheliak, vice-président – stratégie et approvisionnement en gaz à l’Association canadienne du gaz, s’entretient avec Andrea Stegher, conseiller principal de SNAM et président de l’Union internationale du gaz (UIG). Ils discutent de la carrière d’Andrea dans l’industrie gazière, des grands changements dans les filières énergétiques mondiales, de la stratégie de résilience de l’Italie grâce aux infrastructures et à la diversification, et du rôle du Canada pour assurer un avenir énergétique sûr.
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Paul Cheliak : Vous travaillez dans l’industrie de l’énergie gazière depuis plusieurs années. Qu’est-ce qui vous a amené à faire carrière dans ce secteur et quels changements importants avez-vous observés au cours de votre carrière?
Andrea Stegher : Merci pour cette question, Paul. Celle-ci me fait réaliser que cela fait 30 ans que j’ai obtenu mon diplôme universitaire. À l’époque, je n’avais aucune idée de l’existence même de l’industrie de l’énergie! Par hasard, je me suis inscrit à un programme de maîtrise en économie managériale offert par ENI en Italie, et cela a vraiment changé le cours de ma vie.
J’ai commencé en amont à ENI, où je travaillais sur l’analyse de scénarios énergétiques, puis je me suis orienté vers la libéralisation du marché à la fin des années 90, en contribuant à faire du stockage souterrain du gaz naturel une unité commerciale rentable. Au fil des ans, j’ai travaillé dans les domaines de la règlementation, de la stratégie commerciale et du développement d’entreprise.

Plus tard, j’ai rallié les rangs de SNAM, première entreprise européenne d’infrastructures gazières, où j’ai d’abord assumé des responsabilités en développement d’infrastructures – incluant des simulations hydrauliques et la planification de capacité, ce qui constituait un sacré bond en avant par rapport à ma formation d’économiste. Entre autres choses, vers 2015, j’ai même travaillé à la mise en place d’une usine pilote pour ce que l’on appelle aujourd’hui le e-méthane – à l’époque appelé Power-to-Gas (conversion d’électricité en gaz naturel – P2G).
Cette carrière a été riche en défis et en expériences diverses. Cependant, s’il est une constante de ces 30 dernières années, c’est bien le changement. Cela fait partie intégrante de l’ADN de ce secteur ou, du moins, c’est ce qui ressort de mon expérience. Nous nous efforçons toujours de nous améliorer et, naturellement, cela nécessite de repousser les limites de temps à autre pour trouver des moyens de mieux faire les choses. C’est ce qui a rendu le travail si intéressant, et je suis vraiment enthousiaste à l’idée de continuer.
Paul Cheliak
En ce qui concerne le changement constant, compte tenu des changements géopolitiques importants que nous observons dans le monde entier – des Amériques à l’Europe et au Moyen-Orient – comment voyez-vous le gaz naturel et le gaz naturel liquéfié (GNL) s’intégrer dans la conversation évolutive sur la sécurité énergétique mondiale?
Andrea Stegher : C’est une question très opportune et importante. Nous assistons non seulement à des tensions géopolitiques croissantes, en particulier en Europe et en Méditerranée orientale, mais aussi à un changement structurel plus large dans la manière dont nous envisageons l’énergie. Dans le passé, nous considérions le gaz naturel de manière isolée; aujourd’hui, nous le voyons comme faisant partie d’un système énergétique mondial beaucoup plus intégré.
Les marchés gaziers sont passés de régionaux à mondiaux, le GNL devenant un lien clé entre les continents. Cette intégration mondiale est source d’opportunités, mais aussi de complexité et, dans certains cas, de fragilité. La crise énergétique de 2022 a montré à quel point l’optionnalité et la diversification de l’approvisionnement sont essentielles. Si cette crise s’était produite cinq ans plus tôt, avant la mise en place de l’infrastructure de GNL, la situation de l’Europe aurait été bien pire.

Ainsi, même si la géopolitique est au premier plan, les principes de base restent importants : l’investissement à long terme, la sécurité de l’approvisionnement, l’accessibilité financière et la responsabilité climatique. Il faut trouver un équilibre entre ces piliers. Le gaz naturel – et le GNL en particulier – continue de jouer un rôle essentiel pour assurer la sécurité énergétique, permettre la flexibilité et soutenir les transitions grâce à des technologies telles que le biométhane et l’hydrogène.
En fin de compte, nous devons rester concentrés sur le maintien d’une filière énergétique résiliente. Le gaz naturel reste essentiel – il a répondu à environ 30 % de la croissance de la demande mondiale d’énergie l’année dernière – et nous ne devrions pas hésiter à parler de la valeur que ce secteur apporte aux consommateurs du monde entier.
Paul Cheliak : Quel rôle l’énergie gazière joue-t-elle en Italie aujourd’hui et jouera-t-elle à l’avenir? Tant à l’échelle nationale qu’internationale.
Andrea Stegher : Nombreux sont ceux qui l’ignorent, mais l’Italie disposait d’une importante production nationale, très substantielle au milieu du siècle dernier, et l’Italie a joué un rôle clé dans la création de la première liaison gazière entre l’Europe occidentale et l’Union soviétique, permettant à cette dernière d’envoyer du gaz naturel à l’Europe. En bref, l’Italie est un pays gazier depuis de nombreuses décennies, et elle dépend encore largement du gaz naturel, qui répond à environ 40 % de ses besoins énergétiques. Nous avons un nombre important de centrales à gaz naturel à cycle combiné, une base industrielle solide et plus de 20 millions de ménages qui dépendent du gaz naturel dans un pays relativement petit. Si vous regardez la carte, l’Italie est compacte par rapport au Canada, qui a une population légèrement inférieure, mais une vaste superficie. Pourtant, en Italie, nous exploitons 300 000 kilomètres de pipelines destinés au transport du gaz naturel. Pour mettre cela en perspective, notre réseau routier national ne fait qu’environ 8 000 kilomètres.

L’Italie est depuis longtemps très dépendante du gaz naturel russe, mais nous avons également maintenu des liens étroits avec l’Algérie, car notre principe directeur en matière d’énergie a été la diversification. Nous avions clairement besoin de protéger les consommateurs en investissant dans le développement des infrastructures, ce qui a permis à notre filière énergétique de résister à de nombreuses conditions. Par exemple, il y a quelques années, à Milan, où je vis, les températures descendaient jusqu’à -15 °C. Un tel froid aurait posé de sérieux problèmes sans le gaz naturel, ce qui nous a obligés à agir rapidement et à investir dans l’infrastructure.
La flexibilité a également joué un rôle important dans le renforcement de la résilience, soutenue par un réseau très solide de capacités de stockage souterrain de gaz naturel qui joue un rôle essentiel pour assurer un approvisionnement continu lors de nos fluctuations saisonnières de la demande – notre pic de consommation en hiver est quatre à cinq fois plus élevé qu’en été. Il serait difficile de gérer ce type de demande en recourant uniquement à l’électrification, qui s’accompagne d’une grande complexité et de nombreux coûts.
L’Italie dispose de différents points d’entrée aux pipelines : l’Algérie, la Libye – bien que la Libye soit confrontée à des défis politiques – et, depuis peu, l’Azerbaïdjan. Je suis fier d’avoir contribué à la création du corridor gazier méridional dans le cadre de mes fonctions passées.
Depuis 2022, nous avons augmenté notre capacité de regazéification – une étape essentielle dans le renforcement de notre infrastructure énergétique. Toutefois, les terminaux de regazéification ne suffisent pas à eux seuls; ils ont besoin d’un approvisionnement régulier. C’est pourquoi il est si important que davantage de producteurs entrent sur le marché. La diversification s’est avérée essentielle. Avant 2022, l’Italie dépendait de la Russie pour 40 % de son gaz naturel et, sachant que l’Italie importe 97 % du gaz naturel qu’elle consomme, la réduction de la dépendance à l’égard d’un seul fournisseur est vitale pour la sécurité énergétique.
L’Italie jouit d’une position géographique unique. Permettez-moi d’être italien un instant et de vous dire que nous sommes au centre de la Méditerranée. Cela nous permet de devenir une plaque tournante de l’énergie, non seulement pour les importations, mais aussi pour les exportations. Nous avons déjà développé une capacité de flux inversé qui nous permet d’acheminer du gaz naturel du pays vers l’Europe du Nord, ce que nous n’aurions pas pu imaginer il y a 15 ans. En fait, nous avons même récemment exporté du gaz naturel vers l’Autriche.
À l’avenir, cette infrastructure pourrait également soutenir de nouvelles molécules, comme l’hydrogène, en particulier si les développements en Afrique du Nord s’intensifient. Encore une fois, notre objectif reste double : continuer à répondre aux besoins énergétiques actuels sans interruption et préparer un avenir énergétique durable et diversifié.
Paul Cheliak : Alors que vous vous apprêtez à assumer le rôle de président de l’Union internationale du gaz, quels sont les développements ou les opportunités que vous attendez le plus?
Andrea Stegher : Tout d’abord, je suis heureux de servir un secteur que je connais depuis de très nombreuses années. Notre secteur jouit d’une grande crédibilité et nous pouvons nous appuyer sur des faits et des chiffres impressionnants pour l’étayer. J’estime que c’est là que l’UIG peut faire beaucoup plus pour soutenir ses membres et représenter toutes les parties prenantes, qu’il s’agisse des décideurs politiques, des institutions financières ou de la prochaine génération de jeunes professionnels de l’énergie. Nous avons tendance à oublier à quel point il est important de rendre la pareille et de partager ce que nous avons appris.
Je pense que mon enthousiasme vient aussi du fait de servir une organisation mondiale comme l’UIG qui, selon moi, est comme une entreprise en démarrage vieille de 100 ans. L’UIG a été fondée en 1931, elle peut donc se targuer d’une histoire très riche, mais c’est aussi une organisation en constante évolution. À ce titre, nous avons récemment publié le Manifeste de l’UIG, qui définit une orientation claire pour notre travail et renforce notre rôle en tant que voix crédible et significative sur le gaz naturel et l’énergie au sens large.
J’aimerais également souligner la richesse des compétences et de l’expertise au sein de l’industrie et des comités de l’UIG. Je crois que nous pouvons en faire plus pour amplifier cela et positionner l’UIG comme une grande passerelle pour l’échange de connaissances et d’idées dans l’ensemble de la communauté mondiale de l’énergie.

Paul Cheliak : Parlons de la technologie – c’est un paysage en constante évolution. Que doivent faire les entreprises de services publics pour rester agiles face à l’évolution des besoins technologiques et des demandes des consommateurs?
Andrea Stegher : C’est un élément très important. Je pense que le fait qu’en Italie, 99 % des consommateurs utilisent des compteurs de gaz intelligents n’est pas très connu. Nous nous intéressons également à l’IA, à la cartographie numérique de nos infrastructures et, bien sûr, à la cybersécurité. On peut donc dire sans se tromper qu’il y a de nombreuses façons dont la technologie est profondément ancrée dans notre industrie.
La technologie s’étend également au développement de nouvelles molécules et de nouveaux systèmes, tels que le captage et le stockage du carbone. Il est désormais essentiel de changer le paysage et de créer de nouvelles chaînes de valeur. Il faut donc créer des mécanismes de tarification du CO2, qu’il s’agisse d’une tarification explicite ou d’une tarification fictive, afin de réaliser des analyses de rentabilité qui soient significatives pour le développement de ces nouvelles voies.
Comprendre les besoins du client est tout aussi important que l’infrastructure que nous construisons. Si nous sommes très fiers de la chaîne de valeur que nous représentons, nous oublions parfois les consommateurs. Il est toujours important de reconnaître que nous sommes là pour répondre à leurs besoins, et c’est là que la technologie joue un rôle essentiel en aidant à répondre à ces besoins.
Paul Cheliak : Comme vous le savez, le Canada accueillera le G7 cette année, à un moment critique, non seulement dans les relations entre le Canada et les États-Unis, mais aussi dans les relations entre le Canada et l’Europe et entre le Canada et le reste du monde. Comment le Canada doit-il se positionner en matière d’énergie et de gaz naturel? Et quelles leçons pouvons-nous tirer de l’expérience de l’Italie, qui a accueilli le G7 sous sa présidence?
Andrea Stegher : Les développements de ces dernières années ont clairement souligné le rôle important que joue le gaz au sein du G7. Dans un contexte mondial de plus en plus volatil et incertain, la sécurité énergétique est devenue une préoccupation centrale. Par exemple, dans des pays comme l’Italie, qui ne dispose pas de ressources nationales suffisantes, cela signifie qu’il faut investir dans les infrastructures et poursuivre une plus grande diversification de l’approvisionnement. Mais il ne s’agit pas seulement d’un défi pour l’Italie – il s’agit également d’un appel pour les pays disposant de ressources nationales à soutenir des efforts de développement plus larges et à favoriser les relations énergétiques internationales.
Lorsque l’on parle de forums tels que le G7 et le G20, une autre priorité essentielle est de favoriser l’inclusion plutôt que la fragmentation. Le G7 a une occasion unique – et une responsabilité – de collaborer de manière plus significative avec les autres membres du G20. Nous devons éviter de limiter les discussions clés à un nombre restreint de voix. Nous devons au contraire élargir le dialogue et renforcer les liens entre les régions et les économies.
La diversité des points de vue est essentielle à toute conversation au sein du G7 – et c’est là que nous pensons que l’UIG peut jouer un rôle constructif. L’Union internationale du gaz s’est engagée à contribuer à cet effort en offrant une compréhension plus claire et plus globale du paysage de l’énergie gazière. Nous nous concentrons sur la manière dont le gaz peut répondre à la fois aux besoins immédiats en matière de sécurité énergétique et à l’innovation à long terme nécessaire pour l’avenir.

Paul Cheliak : Terminons par une question pour vous, Andrea, sur le Canada. Quels conseils avez-vous à nous donner alors que nous envisageons notre avenir énergétique en tant que pays?
Andrea Stegher : Bien sûr, vous avez d’importants défis à relever en termes de densité de population. Il existe de nombreuses possibilités d’accès aux ressources, et je pense que vous disposez d’une vaste infrastructure pour répondre aux besoins des consommateurs.
De plus, je suis d’avis que le Canada a la possibilité de se positionner plus fortement sur la scène internationale. Si le maintien d’une relation étroite avec les États-Unis est bien sûr essentiel, notamment en raison de la nature bidirectionnelle du commerce du gaz naturel, il est également possible d’élargir la contribution du Canada au niveau mondial. Grâce à ses importantes ressources énergétiques, le Canada peut jouer un rôle stabilisateur sur les marchés mondiaux. Comme je l’ai déjà mentionné, la volatilité reste un problème majeur et la demande mondiale d’énergie continue de croître. C’est pourquoi il est si important d’investir dans des infrastructures durables et de développer des ressources capables de répondre efficacement aux besoins futurs.
Il y a des années, j’ai encouragé mes collègues italiens à repenser la carte du monde en plaçant l’Asie au centre, plutôt que l’Europe – un changement de perspective qui nous aide à mieux comprendre comment les différentes régions peuvent contribuer au développement, au progrès humain et à la promotion sociale. Je pense que le Canada, avec ses capacités et ses valeurs, a un rôle important à jouer dans cette vision élargie.
Paul Cheliak : Je vous remercie de nous avoir consacré de votre temps, Andrea.