Quelques années à peine se sont écoulées depuis que les analystes prédisaient que la demande de gaz naturel américain atteindrait bientôt un pic et entamerait une longue dégringolade, alors que les objectifs climatiques ont stimulé la transition énergétique des États-Unis. Mais la hausse de la demande intérieure dénergie électriqueen grande partie attribuable à la ruée vers la construction de nouveaux centres de données induite par lintelligence artificielle (IA)et une montée en puissance significative des capacités dexportation de GNL pourraient faire de 2025 une nouvelle année record pour le gaz naturel, sauf perturbations découlant des politiques commerciales désastreuses.

Il n’y a pas si longtemps, les perspectives de l’industrie du gaz naturel aux États-Unis semblaient si sombres qu’il était de bon ton pour les entreprises de distribution locales de se distancier de leurs origines dans les combustibles fossiles et de commencer à se rebaptiser « entreprises d’infrastructure énergétique ». 

Même si les interdictions de nouveaux raccordements et les politiques d’électrification forcée qui se multipliaient à l’époque empêchaient les entreprises de proposer le combustible géologique à leurs clients, elles savaient que leurs réseaux de transport et de distribution seraient essentiels pour fournir les molécules énergétiques de la nouvelle ère, notamment le gaz naturel renouvelable et l’hydrogène. 

Ne quittez pas la ligne : Et voilà que le gaz naturel semble à nouveau être la coqueluche des États-Unis, si ce n’est pour les défenseurs du climat, du moins pour les entreprises et des industries qui comptent sur les abondantes réserves nationales de ce combustible pour répondre aux nouveaux besoins en énergie et continuer à alimenter l’économie américaine. 

Au sortir d’une année record pour la consommation de gaz naturel aux États-Unis en 2024, la trajectoire ascendante s’est poursuivie en 2025, la United States Energy Information Agency (agence américaine d’information sur l’énergie) prévoyant à la mi-mars que la consommation atteindra un nouveau record de 92,0 milliards de pieds cubes par jour (Gpi³/j) cette année. 

« Après une année record pour la consommation de gaz naturel aux États-Unis en 2024, la trajectoire ascendante sest poursuivie en 2025… » 

Bien entendu, cette estimation ne prévoyait probablement pas l’impact des manigances commerciales actuelles du président Donald Trump, qui, à la mi-avril, ont ébranlé les marchés financiers, poussé des alliés fidèles comme le Canada à se demander ce qu’il était advenu de leur vieil ami fiable et fait grimper en flèche les risques de récession. 

À long terme, cependant, deux tendances puissantes soutiennent les fortunes croissantes de l’industrie du gaz naturel aux États-Unis : l’appétit des Américains pour l’énergie électrique augmente soudainement pour la première fois depuis des décennies, et la demande mondiale de GNL américain continue d’augmenter au moment même où les nouvelles infrastructures nécessaires pour desservir le marché de l’exportation sont mises en service. 

Ces tendances, associées à l’un des hivers les plus froids depuis plusieurs années, ont poussé les prix de référence du gaz naturel à dépasser la barre des 4 $/MMBTU à la fin du mois de mars, comparativement à moins de 2 $ l’année dernière, ce qui a incité les analystes à prévoir une augmentation des investissements dans la production de gaz et dans les infrastructures pour desservir les marchés nationaux et d’exportation. 

« La croissance structurelle se produit ici »

En janvier, le secteur américain de l’électricité a établi un nouveau record mensuel de demande de gaz pour un mois d’hiver et, le même mois, la demande industrielle a atteint le niveau le plus élevé jamais enregistré depuis 2005, selon Richard Meyer, vice-président des marchés de l’énergie, de l’analyse et des normes à l’American Gas Association (AGA).   

« Le chiffre de l’industrie est très intéressant parce qu’il ne dépend pas seulement de la demande de chauffage, mais aussi par des facteurs économiques et structurels, a déclaré M. Meyer. Le fait qu’il atteigne un niveau record alors que le mois de janvier a été très froid, mais pas le plus froid jamais enregistré, est très révélateur d’une certaine croissance structurelle. » [Traduction] 

M. Meyer ne doute pas qu’une partie de cette croissance structurelle est attribuable aux investissements dans l’industrie manufacturière américaine, stimulés par les mesures d’incitation de la CHIPS and Science Act (loi sur les puces et l’innovation scientifique) et de l’Inflation Reduction Act (loi sur la réduction de l’inflation) de l’ère Biden, qui ont stimulé la demande de gaz naturel à la fois pour la production d’électricité et pour son utilisation directe dans la production. 

De plus, l’augmentation des délocalisations à proximité (raccourcissement des chaînes d’approvisionnement mondiales en déplaçant les opérations de fabrication et d’assemblage de sites éloignés vers le Mexique afin de réduire l’exposition aux risques géopolitiques et aux vulnérabilités mises en évidence pendant la pandémie) stimule également la demande de gaz naturel américain au Mexique. 

Les exportations de gaz naturel des États-Unis vers le Mexique devraient augmenter de près de 40 %, passant de 6,5 Gpi³/j à 9 Gpi³/j d’ici à la fin de la décennie, les délocalisations à proximité représentant environ un tiers de cette croissance, selon Patrick Rau, vice-président principal de la recherche et de l’analyse pour la publication de l’industrie Natural Gas Intelligence (NGI). 

Emboiter le pas à lIA et au boom des centres de données

Cependant, ce qui va changer la donne pour le gaz naturel américain dans un avenir proche, cest lappétit vorace des Américains pour lénergie électrique, dont la consommation devrait augmenter de 50% dici 2050 après être restée pratiquement stable pendant la majeure partie des 25 dernières années. Les experts estiment que la capacité de production des États-Unis devra doubler dici 2035 pour répondre aux besoins.

En plus des changements structurels de la demande susmentionnés, une partie de cette croissance résultera des politiques d’électrification – une stratégie clé préconisée par les défenseurs du climat pour remplacer l’utilisation directe du gaz naturel dans diverses applications par de l’électricité produite à partir de sources d’énergie moins émettrices, telles que les énergies renouvelables. 

Toutefois, le principal moteur de la croissance à court terme – l’intelligence artificielle ou l’IA – n’était même pas sur le radar il y a seulement quelques années. Aujourd’hui, la demande d’électricité des géants américains de la technologie explose, car ils construisent de nouveaux centres de données pour gérer les énormes besoins de calcul des programmes basés sur l’IA. 

Certains experts prévoient un taux de croissance annuel de 15 % de la consommation d’électricité par les centres de données jusqu’en 2030 et estiment que ces centres pourraient représenter 5 % de la consommation mondiale totale d’électricité d’ici la fin de la décennie. 

Un rapport de la Bank of America Securities publié début mars prévoit que les dépenses d’investissement pour les centres de données à très grande échelle – centres de données massifs construits par les géants de la technologie comme Microsoft, Google Alphabet, Nvidia, Meta, Amazon et Tesla pour former des modèles d’intelligence artificielle – augmenteront de 34 % d’une année à l’autre pour atteindre 257 milliards de dollars en 2025.  

On ne s’entend pas vraiment sur la mesure dans laquelle les besoins en électricité des centres de données pourraient ajouter à la demande de gaz naturel, les estimations allant de 1 Gpi³/j d’ici la fin de 2030 à 18 Gpi³/j. M. Rau de NGI estime que la médiane se situe autour de 4,5 Gpi3/j, ajoutant qu’elle pourrait être « un peu optimiste selon la façon dont un certain nombre de facteurs différents se manifestent » [traduction]. 

Les inconnues comprennent la rapidité avec laquelle les développeurs d’IA peuvent suivre l’exemple de DeepSeek en trouvant des moyens moins énergivores de former les modèles utilisés par les outils d’IA générative tels que ChatGPT et à quel point les problèmes de chaîne d’approvisionnement, tels que les pénuries de turbines, limiteront la capacité de l’industrie du gaz naturel à saisir les opportunités. 

En voici un exemple : NRG Energy, GE Vernova et Kiewit ont annoncé fin février leur intention de construire des centrales à cycle combiné au gaz naturel qui auront une capacité totale de plus de 5 gigawatts afin d’alimenter les centres de données, avec une mise en service progressive de la nouvelle capacité entre 2029 et 2032. « Cela vous indique qu’il y a un long délai de mise en œuvre » [traduction] a déclaré M. Rau. 

Pourtant, le gaz naturel est dans une position enviable pour profiter du développement des centres de données. Tous les grands acteurs de la technologie ont des objectifs de carboneutralité et préféreraient ne pas utiliser de gaz naturel pour faire fonctionner leurs centres de données, mais ni les énergies renouvelables intermittentes, ni le nucléaire, dont les délais d’attente sont encore plus longs, ne peuvent répondre à tous leurs besoins. 

« Avec l’IA, l’idée est que ces nouveaux centres de données devront fonctionner 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et donc qu’ils devront être en mesure, en charge de base, de fonctionner tout le temps à pleine capacité, a déclaré M. Rau. Le gaz naturel semble vraiment cocher toutes les cases de ce que les gens veulent et de ce dont ils ont besoin. » [Traduction] 

La capacité à répondre à ce type d’exigences particulières en matière d’alimentation – non seulement pour les centres de données mais aussi pour d’autres applications essentielles – est l’une des raisons pour lesquelles le gaz naturel utilisé dans la production d’électricité a augmenté de 3,3 % en 2024 et représente toujours 43 % du bouquet énergétique global pour la production d’électricité aux États-Unis, selon l’EIA. 

Bien que l’impact futur reste flou, une chose est claire : l’adoption des technologies fondées sur l’IA croît à un rythme exponentiel. Selon OpenAI, ChatGPT est passé de zéro lors de son introduction en novembre 2022 à 400 millions d’utilisateurs actifs hebdomadaires en février. 

Et il n’en est encore qu’à ses débuts. Les modèles émergents d’« intelligence artificielle agentique » promettent une véritable automatisation de toutes sortes de processus commerciaux et industriels, de la renégociation de contrats à la robotique intelligente capable de penser et de prendre des décisions de manière autonome. Même dans l’hypothèse de modèles plus économes en énergie, l’IA aura besoin de beaucoup de puissance. 

« Ladoption des technologies fondées sur lIA croît à un rythme exponentiel »

Ouvrir le robinet de GNL

Les perspectives d’une nouvelle année record pour le gaz naturel ont été renforcées par la mise en place rapide de l’infrastructure d’exportation de GNL aux États-Unis et, avec l’évolution du paysage politique à Washington, par une opinion franchement favorable au gaz naturel et à l’infrastructure gazière, ainsi que par la réduction des obstacles règlementaires susceptibles de retarder les projets. 

Les nouvelles installations d’exportation de GNL qui devraient être mises en service cette année devraient accroître la demande de gaz d’alimentation d’environ 3 Gpi³/j, ce qui représenterait une augmentation de près de 25 % par rapport aux volumes de 2024, selon M. Rau de NGI. À la mi-mars, la demande de gaz d’alimentation s’élevait en moyenne à plus de 15 Gpi³/j, avec des flux approchant les 17 Gpi³/j le 21 mars. 

Ces projets comprennent l’installation de GNL Plaquemines 2 de Venture Global, qui devrait commencer à expédier du GNL en septembre, neuf mois après avoir expédié sa première cargaison de Plaquemines 1. En mars, Venture Global a annoncé son intention d’augmenter la capacité de Plaquemines de 27 millions de tonnes par an (mtpa) à 45 mtpa. 

Cheniere Energy devrait également démarrer la première phase de son installation d’expansion Corpus Christi Stage 3 au Texas cette année, et Exxon a signalé dans un rapport règlementaire plus tôt cette année que son projet Golden Pass GNL, une coentreprise avec Qatar Energy, reste sur la bonne voie pour expédier du gaz avant la fin de 2025. 

Grâce à des clauses de destination flexibles qui leur permettent d’envoyer des cargaisons là où elles rapporteront le prix le plus élevé, les exportateurs américains sont bien placés pour tirer parti de la demande mondiale de GNL, a déclaré M. Rau, notant que la demande reste forte alors que l’Europe continue d’éviter le gaz russe et de reconstituer des stocks épuisés après un hiver rigoureux. 

Signal d’alarme concernant les perspectives du nuage commercial

La forte demande intérieure et à l’exportation et les faibles niveaux de gaz naturel en stock se conjuguent pour faire monter les prix, et la hausse des prix indique aux producteurs de gaz naturel qu’il est temps d’augmenter la production afin d’aligner l’offre et la demande. 

L’EIA a révisé ses perspectives de prix pour 2025 à la mi-mars à une moyenne de 4,20 $/MMBTU pour l’année – en hausse de 11 % par rapport à février – et a estimé les prix au comptant du Henry Hub pour 2026 à une moyenne « près de 4,50 $/MMBTU », selon le rapport Short-Term Energy Outlook de l’agence publié le 11 mars. Ce chiffre est conforme à la courbe à terme 2026 Henry Hub de Natural Gas Intelligence de 4,45 $/MMBTU publiée le même jour. 

Dès le mois de février, ces prix avaient déjà transformé les perspectives stables ou négatives concernant la production de gaz aux États-Unis en 2025 en attentes d’une augmentation significative. M. Rau de NGI a commencé à entendre parler en février des plans des producteurs d’ajouter des appareils de forage et des équipes de fracturation, et prévoit une croissance du gaz de plus de 3 % cette année et de près de 5 % en 2026. 

« Il y a une énorme quantité de gaz qui se libère une fois que vous dépassez les 3,50 $ US et que vous atteignez les 5,00 $ US », a déclaré M. Meyer de l’AGA, en faisant référence à la fourchette des cours à terme du Henry Hub. « Je ne suis pas surpris que les exploitants réagissent. Maintenant, nous allons voir à quelle vitesse il arrive sur le marché et à quels volumes. » [Traduction] 

Bien que tous les indicateurs pointent vers une nouvelle année record pour le gaz naturel, des perturbations résultant de conflits commerciaux entre les États-Unis et leurs partenaires pourraient faire dérailler les prévisions, même si, au moment où nous écrivons ces lignes, fin mars, il n’est pas encore certain que les échanges de menaces tarifaires se transforment en une véritable guerre commerciale. 

M. Rau a minimisé l’impact à court terme sur le marché américain du gaz naturel des frictions commerciales avec les plus grands associés commerciaux des États-Unis. Le Canada ne comble que 7 % des besoins en gaz des États-Unis et le Mexique reçoit 70 % de son gaz naturel des États-Unis; il est donc peu probable que le gaz soit un pion dans une querelle commerciale avec le voisin du sud des États-Unis.  

Sa plus grande préoccupation est une guerre commerciale prolongée qui déclenche une récession mondiale et réduit la demande de gaz naturel dans le pays et à l’étranger. À la mi-avril, les économistes estimaient à 47 % la probabilité d’une récession aux États-Unis cette année, soit environ le double des estimations de février, en grande partie à cause de l’érosion de la confiance des entreprises et des consommateurs résultant des politiques commerciales erratiques du président Trump. 

L’industrie américaine du gaz naturel – comme sans doute son homologue canadienne – ne peut qu’espérer que des voix plus modérées l’emportent et que le monde puisse éviter une économie mondiale alourdie par des droits de douane et des contre-tarifs. Il n’y aura pas de gagnant dans ce scénario.