« Propriété croisée ».
Voilà la réponse pragmatique à une question que j’ai posée à Peter Morici1, aujourd’hui professeur en affaires internationales à la R.H. Smith School de l’University of Maryland, mais à l’époque directeur du Canadian-Amercian Center de l’University of Maine. Ma question était la suivante : pourquoi, si le Canada et les États-Unis ont pu négocier un Pacte de l’automobile pour gérer le commerce automobile, les deux pays ne pouvaient-ils pas en faire de même pour l’acier, étant donné qu’une quantité si importante d’acier canadien est importée aux États-Unis pour le secteur automobile?
Dans sa réponse, M. Morici a défini un aspect important, mais souvent ignoré, du commerce canado-américain : de nombreux échanges bilatéraux surviennent entre des divisions d’une même entreprise, ou entre des entreprises appartenant aux mêmes propriétaires. C’est le cas de l’industrie automobile depuis le début, General Motors, Ford et Chrysler expédiant des véhicules et des pièces entre leurs usines des États-Unis et du Canada depuis la première décennie du 20e siècle, passant à une production militaire à temps plein entre 1942 et 1945, puis cherchant à intégrer la production de l’autre côté de la frontière pour offrir plus de modèles à moindres coûts pour les consommateurs des deux pays.

En effet, le Pacte de l’automobile était une concession à cette réalité intégrée qu’est la propriété croisée, mais les gouvernements souhaitaient libérer la voie à l’industrie et promouvoir la concurrence du Canada et des États-Unis au sein de l’industrie automobile dont la présence sur la scène internationale est croissante.
L’acier, comme l’a indiqué M. Morici, c’est une autre histoire; les producteurs d’acier canadiens étaient des concurrents, appartenant à différentes personnes. Pour régler leurs différends, ils souhaitaient des mesures correctives pour le commerce, et non des accords commerciaux.
Étant aujourd’hui dans les premières décennies du 21e siècle, le commerce de l’acier demeure litigieux, les États-Unis imposant des tarifs sur l’acier canadien (et l’aluminium) au nom de la sécurité nationale. Cependant, le point de vue de M. Morici tient toujours : la propriété croisée est plutôt rare dans la production d’acier, et ce, dans les deux pays, et les firmes américaines et canadiennes demeurent des rivales.
Le commerce dans le secteur des ressources suit un modèle semblable. La propriété croisée d’entreprises de bois-d’œuvre, notamment l’acquisition de MacMillan Bloedel Canada par Weyerhauser, a réduit la tension commerciale entre les deux pays, bien que cela n’ait pas entièrement empêché les petits producteurs de bois-d’œuvre américains, n’ayant pas de liens de propriété avec le Canada, de réclamer une protection commerciale.
Cela pourrait expliquer le fait que les relations commerciales canado-américaines sur l’énergie sont moins houleuses. Les grandes compagnies américaines de pétrole et de gaz sont exploitées au Canada depuis des décennies, et elles ont contribué à développer le pétrole extracôtier à Terre-Neuve, le gaz naturel de l’Île de Sable en Nouvelle-Écosse et les sables bitumineux en Alberta. Au cours des dernières années, plusieurs entreprises énergétiques canadiennes ont investi aux États-Unis, particulièrement dans le gaz naturel et l’infrastructure énergétique.

Le cas de l’hydroélectricité canadienne a connu un peu plus de controverse, surtout en ce qui concerne les lignes électriques et les normes relatives au portefeuille d’énergie renouvelable. Mais, cela vient appuyer la thèse de la propriété croisée avancée par M. Morici : la plupart des services publics provinciaux sont de propriété canadienne. Cependant, on observe également une croissance de la propriété croisée dans le secteur de l’électricité, alors que les sociétés d’hydroélectricité canadiennes investissent dans les entreprises énergétiques régionales aux États-Unis.
L’Accord États-Unis-Mexique-Canada 2 (AEUMC) provisoire, négocié afin de remplacer l’ALENA comme règle officielle pour le commerce nord-américain, contient d’importantes dispositions en matière d’énergie qui soutiennent des normes de rendement énergétique communes, favorisent une coopération réglementaire de la part des gouvernements concernant le secteur énergétique, et renforcent les droits qu’ont les compagnies du secteur énergétique d’exercer leurs activités dans l’ensemble des trois pays. Contrairement à l’ALENA, qui comportait un chapitre unique sur l’énergie combinant de manière opportun e l’ensemble des dispositions liées à l’énergie en un même endroit, le long libellé de l’AEUMC contient des éléments liés à l’énergie, lesquels sont disposés à divers endroits dans le texte. Après avoir passé en revue la version provisoire, j’estime premièrement que l’AEUMC constitue un atout pour l’énergie canadienne, particulièrement pour le pétrole et le gaz naturel.
Les liens de propriété croisée entre les États-Unis et le Canada dans le secteur énergétique constituent un indicateur positif de meilleures relations dans le commerce énergétique de demain. Cette caractéristique de la relation canado-américaine en matière d’énergie pourrait être élargie afin d’inclure le Mexique, si les entreprises américaines et canadiennes estiment que les occasions d’investissement au Mexique sont attrayantes et si l’arrivée du président mexicain Andrés Manuel López Obrador, un critique des réformes énergétiques de son prédécesseur, ne tente pas de faire marche arrière. Depuis 2014, le Mexique a activement cherché à obtenir3 des investissements canadiens dans le secteur de l’énergie sur le marché mexicain.

Même si l’AEUMC permettait d’éliminer le règlement des différends entre un investisseur et la partie contractante d’accueil pour les entreprises canadiennes au Mexique, lequel était antérieurement en application en vertu du chapitre 11 de l’ALENA, les investisseurs canadiens au Mexique (et inversement) auront accès à un mécanisme semblable dans le cadre du Partenariat transpacifique global et progressiste. En outre, le chapitre 144 de l’AEUMC préserve le règlement des différends entre un investisseur et la partie contractante d’accueil quant au traitement national, au traitement de la nation la plus favorisée et à l’expropriation directe.
L’AEUMC ajoute également des protections5 pour les investissements qui concernent les contrats gouvernementaux dans les secteurs du pétrole et du gaz, de la production d’électricité et de la propriété ou la gestion d’infrastructures pour l’ensemble des trois pays. Un autre aspect positif de l’AEUMC pour le secteur de l’énergie est le chapitre 156 qui libéralise le commerce dans les services, y compris les services liés à l’énergie dans lesquels le Canada possède une expertise considérable.

Depuis l’ALENA, la croissance économique du Mexique a entraîné une hausse de la demande énergétique et a transformé le pays en un marché de l’énergie très attrayant. Par conséquent, il était important que l’AEUMC établisse correctement les règles du commerce énergétique. Deux chapitres sont importants dans l’examen de ces préoccupations concernant le resserrement des liens énergétiques : au chapitre 87, il est indiqué que « le Mexique a un droit de propriété direct, inaliénable et imprescriptible sur tous les hydrocarbures » et le chapitre 278 contient une clause anticorruption rigoureuse fondée sur les normes élaborées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (à qui appartiennent les trois pays signataires de l’AEUMC).
L’ALENA a démontré qu’une fois les barrières au commerce et à l’investissement levées, la propriété croisée peut réduire les conflits commerciaux et stimuler la croissance à l’échelle de l’Amérique du Nord. Même si l’ALENA a été critiqué à juste titre et que, après presque 25 ans, elle avait besoin de renouveau, le commerce et l’investissement dans l’énergie en vertu de l’ALENA avaient connu du succès que l’AEUMC souhaite poursuivre, une fois approuvé et mis en œuvre par l’ensemble des trois pays. Au cours des prochains moins et des prochaines années, regardons les données sur l’investissement transfrontalier et la présence de propriété croisée pour voir si les marchés énergétiques nord-américains sont renforcés ou affaiblis par l’AEUMC.
Christopher Sands est professeur principal chargé de recherches et directeur du Center for Canadian Studies à la Nitze School of Advanced International Studies (SAIS) et associé principal non résident du Center for Strategic and International Studies (CSIS), les deux à Washington D.C.
- Peter Morici, Professor Emeritus, Robert H. Smith, School of Business, en ligne : <https://www.rhsmith.umd.edu/directory/peter-morici>.
- Office of the United States Trade Representative, United States-Mexico-Canada Agreement Text, en ligne: <https://ustr.gov/trade-agreements/free-trade-agreements/united-states-mexico-canada-agreement/united-states-mexico>.
- The Globe and Mail, Mexico pitches newly reformed energy sector for Canadian investment, en ligne: <https://www.theglobeandmail.com/report-on-business/industry-news/energy-and-resources/mexico-pitches-newly-reformed-energy-sector-for-canadian-investment/article18954287/>.
- Office of the United States Trade Representative, chapitre 14, en ligne: <https://ustr.gov/sites/default/files/files/agreements/FTA/USMCA/14 Investment.pdf>.
- Greenberg Traurig, From NAFTA to USMCA: The New North American Trilateral Free Trade Agreement, en ligne: <https://www.gtlaw.com/en/insights/2018/10/from-nafta-to-usmca-the-new-north-american-trilateral-free-trade-agreement>.
- Office of the United States Trade Representative, chapitre 15, en ligne: <https://ustr.gov/sites/default/files/files/agreements/FTA/USMCA/15 Cross Border Trade in Services.pdf>.
- Office of the United States Trade Representative, chapitre 8, en ligne: <https://ustr.gov/sites/default/files/files/agreements/FTA/USMCA/08 Recognition of Mexican Ownership of Hydrocarbons.pdf>.
- Office of the United States Trade Representative, chapitre 27, en ligne: <https://ustr.gov/sites/default/files/files/agreements/FTA/USMCA/27 Anticorruption.pdf>.